Embarquez pour la Tournée des Grands-Ducs : suivez le Guide des Plaisirs à Paris !

Un guide pas comme les autres…

Pour plonger à grand renfort de lectures dans les bas fonds de Paris et nager en ses eaux troubles, on pense instinctivement aux nombreux romans qui s’en sont fait leur spécialité. On pourra aussi, et c’est un exercice toujours fantastique, dévorer les journaux de l’époque qui en ont régulièrement dressé des portraits plutôt fidèles et frissonnants. Mais il est un genre littéraire un peu particulier auquel on pense naturellement moins : le guide touristique imprimé. Et pour cause, si ce genre né avant l’apparition du tourisme de masse s’est rapidement taillé une place de choix sur les étagères et dans les valises des voyageurs, il a fait de l’émerveillement -et non de l’effroi- le moteur de son succès. On a d’ailleurs souvent reproché à ces guides de véhiculer une vision normative des lieux, et d’entretenir certains clichés.

Et si cette étiquette leur colle encore à la couv’, il serait pourtant dommage de croire qu’aucun d’entre eux ne recèle plus de surprises pour nous. Car si toutes les éditions se suivent, elle ne ressemblent pas. Alors pour vous en convaincre, rien de mieux qu’un petit tour hors des sentiers battus avec un guide pas tout à fait comme les autres : le Guide des Plaisirs à Paris…

 

…le Guide des Plaisirs à Paris

Laissons donc un instant de côté les titres publiés par les grandes maisons d’édition spécialisées, celles qui ont commencé à livrer dès la seconde moitié du XIXe une description presque exclusivement monumentale de la ville avec leurs guides de voyage. On leur préférera des éditions plus confidentielles. Des éditions qui, sans pour autant faire l’impasse sur ce qu’il convient de voir du patrimoine parisien côté vieilles pierres, proposent d’élargir le tour d’horizon d’une façon un peu moins conventionnelle.

Guide des Plaisirs à Paris ca 1925 Souviens Toi De Paris

Il ne serait pas prudent de s’y aventurer seul…

Notre “ Guide des Plaisirs à Paris ”, dont le titre est on ne peut plus évocateur, appartient bel et bien à cette dernière catégorie de livres. Il nous emmène dans un Paris qui se dérobe à l’ œil du voyageur trop prudent, plongeant le lecteur dans des rues dont le seul nom n’apparaît pas sur les guides traditionnels, et dévoilant ainsi quelques puits d’ombres entre les murs de la Ville Lumière.

 

La tournée des Grands-Ducs

Trouvant son origine dans les virées pleines de faste des princes de Russie, tous alors pourvus du titre de Grand-Duc, la “tournée des Grands-Ducs” désigne une boucle de bringue régulièrement opérée dans la capitale par les voyageurs de la famille impériale à la fin du XIXe siècle. En bons flambeurs, ils écumaient alors nuit après nuit tout ce que la capitale avait à offrir de délices nocturnes : cabarets en vogue, belles tables, spectacles en vue, et temples de plaisirs – comprenez maisons closes .

Dans l’une de ses éditions non datées, mais qu’un faisceau d’indices fige vers le milieu des années 20, “Le Guide des Plaisirs à Paris” nous dévoile donc à travers son chapitre intitulé “La tournée des Grands-Ducs” un itinéraire directement inspiré de ces soirées déchaînées. Avec une nuance toutefois : les chances de compter des princes parmi les lecteurs étant à priori bien minces, les adresses sont de toute évidence plus modestes que pour la “tournée” d’origine. Une version brute en quelque sorte, à portée de tous les noctambules en mal d’idées de soirées.

 

Les Mystères de Paris, comme si vous y étiez

Le contexte étant posé, embarquons désormais pour cet autre Paris, étrange et quelquefois dangereux, dont la vie ne se révèle qu’à la nuit tombée. Un Paname qui livre des tableaux de mœurs tout droit sortis des Mystères de Paris. Pour donner le ton, le Guide ne lésine pas sur la promesse du grand frisson : il annonce d’entrée de jeu que cette expédition nocturne “fera descendre l’étranger dans les vrais enfers parisien”. Rien que ça.

Pour ces enfers là, pas besoin de glisser l’obole à Charon. Mais un petit groupe finement constitué de 3 à 4 comparses, un budget en conséquence et quelques tickets de métro seront quand même requis. Et si le parcours n’a rien de bien romantique, des couples peuvent tout à fait se lancer dans l’aventure nous dit le Guide, qui nous précise par ailleurs que les auteurs ont accompli leur mission à deux hommes et deux femmes.

La tournée des Grands Ducs Souviens Toi de Paris - Itinéraire

L’itinéraire de la Tournée des Grands-Ducs, et quelques étapes phares…

Ici la première belle anecdote vient des recommandations qui précèdent la boucle, puisqu’on peut, nous dit-on, “en s’adressant à la Préfecture de Police, se faire accompagner par un agent de la Sûreté en bourgeois” ! Malheureusement ce renfort d’un policier en civil pour une tournée des bars louches et des lupanars, aussi incroyable qu’il puisse paraître, n’est pas détaillé davantage…

 

1- 21h, début des hostilités à Combat

Et…c’est parti ! Côté calendrier, il faut viser un samedi et un soir de beau temps pour commencer la tournée à 21h sur le boulevard de la Villette. Le point de départ est fixé au métro Combat, actuelle station Colonel Fabien. Et le cadre est posé : “dans ces parages et jusqu’au boulevard Rochechouart, en passant par celui de La Chapelle -sinistre le soir- on explorera des coins, des cabarets et des bouges recélant la plus basse prostitution et toute la lie de la populace.

Tournée des Grands-Ducs Fort Monjol prostituée rue Asselin Eugène Atget

Fille publique devant sa porte, rue Asselin. Eugène Atget, 1921 (Source : Vergue.com – Collection privée)

A deux pas du métro Combat se trouve en effet le “fort Monjol”, niché entre la petite rue Monjol et la rue Asselin, aujourd’hui disparue : “un pâté de maisons loqueteuses, citadelle d’amour où une douzaine de rez-de-chaussées recèlent chacun dans leurs flancs vermoulus trois ou quatre filles, toutes descendues au dernier degré de la plus basse prostitution. Maquillées, à peine vêtues d’un simple peignoir dégrafé aux couleurs orientales, elles attendent, guettent et appellent les débardeurs et les “sidis””. Preuve que la réputation de l’îlot n’est pas vraiment usurpée, on retrouve ces petites dames de la rue Asselin posant sur plusieurs clichés d’Eugène Atget.

Fort Monjol prostitution rue Asselin Paris 19e Eugène Atget 1924

Prostituées de la rue Asselin. Eugène Atget, circa 1924 (Source : New York MET)

Pour parfaire le tableau, il faut également signaler la présence des “petits amis” de ces dames, à l’affut du client ivre ou égaré. La journée, faite de joutes verbales en argot et de règlements de comptes à coups de lame parfois, n’a pas pas l’air dépourvue de charme non plus.

 

2- 23h, Barbès et la guinche musclée du Polonceau

A pieds ou en empruntant la ligne 2 -le Guide n’en disant pas plus sur les déplacements- c’est rue de la Charbonnière, une parallèle au boulevard de la Chapelle à hauteur de l’hôpital Lariboisière, que nous poursuivons. Dans cette rue où la prostitution abonde, “tous les immeubles, hôtels, débits, ont une autre issue sur le boulevard de la Chapelle”. De là à dire que toutes les entrées sont des lieux de passe, il n’y a qu’un pas. Et il en faudra à peine quelques autres de plus pour atteindre une véritable institution du quartier : Le Polonceau.

Tournée des Grands-Ducs le Bal Polonceau Paris 18eme

Une vue de l’intérieur du bal Polonceau vers 1910, institution du 18ème arrondissement (Source : CPArama.com)

Planté à deux pas de l’entrée du boulevard Barbès, le bal Polonceau est l’un des préférés des habitants du coin. Un bal qui d’après la légende se transforme régulièrement en…ring. L’arbitre, les gants, et les cordes en moins. Alors pour limiter la casse, “le patron veille au comptoir et oblige tous ceux qui entrent à déposer les cannes et les parapluies, tout comme le ferait un gardien de musée vigilants”. Un petit côté saloon qui fait la réputation de l’établissement, et légitime la présence d’agents qui ne restent jamais très loin. Question musique, puisque c’est avant tout un bal, c’est l’accordéon qui prédomine et les danseurs ont leur piste au fond de la salle.

Pour changer de décor tout en gardant la même ambiance musclée, c’est la salle Long qui est recommandée, au 54 rue Myrha. Les bals sont à cette époque très nombreux dans le quartier et aux alentours. Mais le Guide insiste sur le fait que “les bals de ce quartier sont certainement parmi les moins rassurants”. C’est dit.

 

3- 1h, direction les Halles

Si le passage du côté des filles en cheveux ne s’est pas éternisé, et si les rixes n’ont pas fait trop de dégâts, les voiles sont mises une fois minuit passé. Et la Tournée des Grands-Ducs se poursuit avec une migration des oiseaux de nuit vers le sud, direction les Halles.

Pour alourdir un peu plus l’atmosphère de la nuit, le Guide enchaîne : “Vers une heure on descendra aux Halles en prenant la rue Montmartre. Très fréquentée et très ouvrière en plein jour, la rue Montmartre se métamorphose la nuit en une voie presque sinistre. Certains bars y sont fréquentés par de louches individus vivant on ne sait au juste de quoi et logeant qui sait où. Un arrêt est aussi suggéré dans les cafés de dernier ordre situés près de la rue du Croissant.

 

Mais en traversant les Halles à cette heure, l’unique objectif est de rejoindre les maisons établies de l’autre côté des pavillons du marché central. Là bas encore, les bonnes adresses ne manquaient pas. Et à cette heure avancée de la nuit, toutes celles sélectionnées par le Guide des Plaisir à Paris faisaient double emploi : on pouvait y boire -s’il fût utile de le préciser- mais aussi y dormir.

Tournée des Grands-Ducs Paris Grappe d'or 37 rue des Lombards autochrome Auguste Léon avril 1928 Musée Albert Kahn

Entrée de La Grappe d’Or, au 37 rue des Lombards. Autochrome d’Auguste Léon, 1928 (Collection : Musée Albert Kahn)

Commençons donc à la Grappe d’Or, dont l’une des entrées aurait aujourd’hui donné sur le 37 rue des Lombards. Pour quelques pièces ont pouvait descendre dans ses caves et s’y reposer. Vous voulez certainement le secret d’un sommeil profond dans ces lieux où les hommes couchaient sur la terre battue tandis que le banc et les tables étaient réservés aux femmes ? L’aramon. Un pinard, mais pas n’importe lequel. Le Guide nous en fait un éloge qui ne laissera aucun fin gourmet indifférent : “Pour descendre dans les caves de la Grappe d’Or, le prix est de 12 sous. La soupe obligatoire coûte 8 sous. C’est une nuit de vingt sous – presque du luxe…. Elle revient même à plus que ça quand on prend la chopine de vin d’aramon, qu’on appelle le “casse-pattes” dans le quartier des Halles. L’aramon est fort en alcool ; il chauffe l’estomac ; mais il alourdit la tête et ramollit les jambes. Aussitôt bu, il faut s’étendre”. Renversant ! Dernier charme enfin de ce type d’adresse : l’anonymat. “Pas de registre. L’anonymat, doux aux bandits et aux pauvres honteux…”.

 

4- 3h, en attendant le réveil des Halles

Pour finir cette Tournée sur une note un peu plus tendance, tournons nous enfin vers les cabarets de nuit et les restaurants des environs. Ceux “où se retrouvent, pour achever gaiement la nuit, les habitués de Montmartre et des dancings”. En tête de liste, le Guide des Plaisirs à Paris nous avance une adresse encore fameuse aujourd’hui : Le Chien qui Fume, rue du Pont-Neuf au coin de la rue Berger. Idéal pour manger des huîtres ou une soupe à l’oignon. “A trois heures du matin, le rez-de-chaussée, les petits salons du premier, les cabarets particuliers, tout est plein de soupeurs. L’ensemble extrêmement divers est fort amusant. La femme en robe de soirée y voisine avec la petite ouvrière ou la fille en cheveux. Les habituées de la maison s’embusquent dans l’escalier, guettant le client susceptible de leur payer à souper, quitte à s’éclipser à la fin du repas, n’ayant nulle envie de prolonger l’entretien.”

Tournée des Grands-Ducs Restaurant au Chien qui Fume Agence ROL 1919

Le restaurant du Chien qui Fume et l’animation incessante des Halles – Agence ROL, 1919 (Source : Vergue.com – Collection BNF)

La liste des restaurants de nuit se complète avec le Père Tranquille, la Vallée de Chevreuse, le Père Denis et le Grand Comptoir. Niché rue Pierre-Lescot ce Grand Comptoir est le repaire des artistes, peintres et poètes, hommes et femmes, venus de la Butte ou du Quartier Latin, dormant le jour et vivant la nuit. C’est au premier étage, entre 3h et 5h que s’ouvre ce tableau bien particulier : “on y voit alors tout un monde qui ne veut pas convenir de sa fatigue. Les femmes dansent sans conviction, les hommes devisent ou dorment, exténués”.

 

Au bout de la nuit…

Constat rassurant s’il en est : le manque de fraîcheur des fêtards au terme d’une nuit aussi chargée a traversé les époques. Puissent les plus motivé(e)s d’entre vous déculpabiliser de l’entrain qui s’évapore aux premières lueurs de l’aube, ou avant…Aux plus vaillants, s’offrira un feu d’artifice dans son style : le réveil des Halles. Colorées, bruyantes, odorantes, et débordantes d’animation.

Voilà pour la visite. Ne reste plus qu’à vous monter un itinéraire contemporain pour une Tournée des Grands-Ducs version 2018*. (* : hors appui de la Préfecture et dortoirs en terre battue)